Commission mémoire : Comment la France a orchestré des massacres

« Expression politique » propose dans cette édition une partie de la synthèse conclusive du rapport du volet « recherche » de la Commission mixte sur le rôle et l’engagement de la France dans la lutte contre les mouvements indépendantistes et d’opposition au Cameroun de 1945 à 1971

 

Les autorités françaises au cœur du processus de transition camerounaise 1958-1964 : un tournant ?

La réflexion engagée, dans cette section, sur le « moment 1960 », durant lequel est discuté la fin officielle de la tutelle sur le Cameroun, montre que l’indépendance formelle ne constitue absolument pas une rupture nette avec la période coloniale. Celle-ci marque au contraire l’entrée dans un processus de transition politique, qui s’étend de février 1958 à avril 1965, une période loin de mettre un terme à l’implication des autorités françaises dans la répression des mouvements désormais d’opposition – ce que la nouvelle situation institutionnelle du Cameroun aurait dû faire cesser au nom de l’indépendance et du principe de souveraineté.

Sont examinés les tenants et les aboutissants d’un débat important visant à qualifier au plus juste les nouvelles relations issues de cette transition qui, bien qu’étant asymétriques, reposent sur une forme de collaboration dont s’emparent certain·es acteur·rices du pays. Au premier chef, Ahmadou Ahidjo, outsider du jeu politique camerounais, originaire du nord, qui occupe un rôle central dans cette période de transition largement pilotée par la puissance tutélaire : il devient « l’homme des Français ». Sa nomination comme Premier ministre (février 1958), précède de peu la crise de mai 1958, qui, en favorisant le retour du général de Gaulle au pouvoir, consacre un nouveau président favorable à la préservation de l’influence de la France en Afrique subsaharienne et a fortiori, au Cameroun.

Alors qu’un statut transitoire est adopté pour accompagner le processus d’indépendance, le rapport met en lumière le rôle joué par la mission de visite du Conseil de Tutelle de l’Onu qui se rend, en octobre 1958 dans un Cameroun aux allures de village « Potemkine » tant son enquête, dans un contexte de fortes tensions, est une fois de plus limitée et contrôlée. Les conclusions de la mission, acquise à la rhétorique anti-upéciste, l’amènent in fine à soutenir sans concession le gouvernement camerounais, qui obtient la fin de la tutelle de l’Onu en mars 1959, tout en confisquant la parole de ses citoyen·nes sur les formes du régime à venir. Le rapport insiste alors sur la manière dont Ahidjo, président du nouvel État en avril 1960, son gouvernement et quelques responsables politiques camerounais, construisent un régime autocratique et autoritaire avec le soutien des autorités françaises, représentées par des conseillers et des administrateurs qui accordent leur blanc-seing aux mesures répressives alors adoptées.

Le travail de la Commission montre que certains acteurs français accompagnent aussi la rédaction de la Constitution du Cameroun, dont Michel Debré, alors garde des Sceaux, qui est promulguée en mars 1960 et modifiée en 1961 avec la création d’une République fédérale. Celle-ci installe un régime présidentiel fort qui, malgré la levée de l’interdiction de l’UPC en février 1960, continue à réprimer ses militant·es et ses leaders – qui, à la différence de la plupart des acteurs du champ politique camerounais, refusent de se « rallier » au parti « unifié », puis « unique », qu’Ahidjo impose alors. Soucieuse de caractériser la transition politique camerounaise contrôlée par les autorités françaises, cette section offre aussi une étude minutieuse de l’ensemble des accords dits de « coopération » marqué par un processus de négociation déséquilibré entre acteurs camerounais et français. Celui-ci s’échelonne de 1958 à 1961 et se traduit par l’adoption de textes provisoires puis par leur officialisation sous la forme de traités bilatéraux, dont certains restent secrets au bénéfice des intérêts français.

Au-delà des secteurs économiques, culturels et judiciaires, le volet militaire de ces textes, les accords de Défense, envisage la poursuite de la participation de l’armée française au « maintien de l’ordre ». Le rapport montre ainsi à quel point l’accord trouvé entre les deux gouvernements est le fruit d’une conjonction d’intérêts, qui souligne leur interdépendance naissante : pour le gouvernement camerounais, il s’agit d’assurer sa stabilité et des moyens militaires conséquents dans un contexte où l’action armée de l’Armée de Libération Nationale du Kamerun (ALNK), nouvelle organisation militaire de l’UPC, tend à s’intensifier ; pour le gouvernement français, il s’agit d’œuvrer, au-delà du bon déroulement d’une décolonisation scrutée à l’international, au maintien d’un chef d’État sur lequel il a parié pour garantir la pérennité de son influence en Afrique. Légitimant ainsi le maintien, et même le renforcement des troupes françaises au Cameroun, ces textes créent les conditions d’une continuité postcoloniale de la participation de la France à la répression de mouvements d’opposition – dans un pays pourtant, en théorie, désormais « indépendant ».

Notre étude souligne également comment le gouvernement français, via son ambassade, son réseau consulaire et ses coopérant·es, s’adaptent au nouveau régime autoritaire pour préserver leur influence dans un jeu de realpolitik jusqu’ici peu étudié, mais déterminant dans l’évolution des logiques répressives. Ce positionnement français s’incarne à travers l’installation du premier ambassadeur, Jean-Pierre Bénard, dont le parcours est très précisément retracé. Le rôle de cet ambassadeur est de relayer à Paris « la température » des relations avec le régime. Le rapport montre que, longtemps présenté comme une éminence grise, son rôle de conseil auprès du président Ahidjo est plus complexe : l’exploitation des fonds archivistiques de l’ambassade souligne l’évolution des rapports entre ces deux acteurs, rapidement unis dans une communauté d’intérêts qui les amène à se soutenir mutuellement, mais qui révèle que Jean-Pierre Bénard doit de plus en plus composer avec un président et un certain nombre de responsables camerounais qui souhaitent agir de manière autonome.

La coopération française est aussi particulièrement marquée au sein de la justice. La mise en place d’un « état d’urgence » au Cameroun s’inspire des mesures existant en France au début de la Ve République, probablement à cause de la présence de spécialistes du droit dans la coopération. De leur côté, les magistrats s’insèrent dans les rouages d’un appareil judiciaire camerounais tourné vers la répression de l’opposition politique, ce qui crée des tensions avec leur ministère de tutelle. Le rapport montre que la position des autorités françaises consiste alors à soutenir le régime d’Ahidjo en évitant la compromission de coopérants français dans les procès politiques, tels ceux d’André Mbida, Charles Okala, Marcel Bebey-Eyidi et Théodore Mayi Matip en 1962. Cela n’empêche pas les magistrats de jouer un rôle majeur dans l’évolution autoritaire, mais la section démontre que leur influence régresse au fur et à mesure de la camerounisation de l’État, à l’exemple du magistrat Francis Clair, conseiller juridique du ministre des Forces armées, Sadou Daoudou.

Si son influence est déterminante sur la recomposition de la législation pénale, elle se heurte, lors de la réforme de la justice militaire d’octobre 1963, à la détermination des décisionnaires camerounais. Cette section montre également la part active jouée par les coopérants français, dans la transmission d’un appareil sécuritaire au Cameroun indépendant, en particulier dans la création d’une Sûreté fédérale et d’une police politique, le Service des études et de la documentation (Sedoc), au service de la répression des opposant·es. Le coopérant Maurice Odent en est l’architecte majeur, avant de céder la place au policier camerounais Jean Fochivé. Les « réseaux » de Jacques Foccart, le Secrétaire général aux Affaires africaines et malgaches, conseiller du président Charles de Gaulle, sont aussi au cœur des contributions françaises au « maintien de l’ordre » dans le Cameroun indépendant : d’abord via des actions de surveillance organisées par les services de renseignement français, en particulier le Service de la documentation extérieure et de contre-espionnage (Sdece) mais aussi à l’aide de coopérants qui participent, au Cameroun et en France, à la formation de policiers.

À l’aide d’archives françaises déclassifiées, le rapport met aussi en avant le rôle de coopérants français dans des unités de recherche de renseignement, les Brigades mixtes mobiles, qui déploient, au nom de la lutte anti-upéciste, de nombreuses violences. Ainsi, les trajectoires des principaux protagonistes comme Georges Conan, André Gerolami, Ernest Charoy ou Henri Grattarola sont retracées afin d’identifier leur rôle exact jusqu’en 1962. À l’aide de témoignages oraux, et à rebours des non-dits des archives écrites, le rapport éclaire en particulier le recours à la torture lors d’interrogatoires menés par ces unités sous commandement de policiers français. Ces pratiques de renseignement et de « maintien de l’ordre », réappropriées par les autorités camerounaises après le départ des coopérants, montrent le legs colonial que constitue la routinisation de la violence politique.

Pour pleinement saisir la dimension globale et connectée de la répression, cette section reconstitue aussi l’influence française dans le processus de réunification avec les zones administrées jusqu’alors par le Royaume-Uni. Celle-ci passe, d’abord, par une collaboration étroite avec les autorités britanniques afin de faire disparaître l’UPC du Southern Cameroons par le recours à des arrestations ciblées et des expulsions vers la zone sous administration française. Elle pousse les Britanniques à mener une guerre avec leurs propres troupes d’octobre 1960 à septembre 1961, période pendant laquelle le Southern Cameroons n’est plus administré par le Nigeria mais directement par Londres. Cette collaboration se caractérise également à partir de 1958, par un soutien actif à la réunification, une des revendications de l’UPC, désormais instrumentalisée par les autorités françaises. Après l’indépendance du Cameroun sous tutelle française, elles poursuivent leur action de lobbying auprès des différents acteurs camerounais, lors du référendum favorable de février 1961 et à l’occasion de la conférence de Foumban, en juillet 1961.

Si le Northern Cameroons obtient son indépendance en intégrant le Nigeria, le Southern Cameroons devient indépendant en rejoignant la République du Cameroun en octobre, à la faveur d’un interventionnisme français pensé au nom de la stabilité du régime d’Ahidjo. Cette action hors des frontières de l’ancienne tutelle est doublée d’interventions, parfois violentes, contre les upécistes installé·es à l’étranger. Elles concernent d’abord les étudiant·es vivant en France, dont certains sont expulsé·es sur demande du gouvernement camerounais : si les autorités françaises consentent à faire interdire la section en France de l’UPC en 1963, le rapport signale aussi leur progressive réticence à procéder à ces mesures répressives sur le territoire métropolitain, pour des raisons de droit et par désintérêt progressif pour ce type d’action.

Celles-ci sont toutefois conscientes de la nécessité de surveiller étroitement les leaders upécistes en exil, d’abord au Caire où ils et elles se sont réfugié·es en septembre 1957, puis dans d’autres États alliés à leur cause, au Ghana, en Guinée et dans certains pays de l’est. Toutefois, cette surveillance a une efficacité de plus en plus limitée. Les échecs des actions upécistes à l’Onu, leurs divisions internes et la politique étrangère du Cameroun affaiblissent la stratégie diplomatique du mouvement à l’international, alors incarnée par son principal leader, Félix-Roland Moumié.

Sa mort porte d’ailleurs un coup d’arrêt presque total à cette stratégie. Son décès par empoisonnement le 3 novembre 1960 révèle les stratégies françaises déployées pour mettre fin, notamment, au projet de gouvernement révolutionnaire provisoire kamerunais pensé par le président de l’UPC en Guinée. À partir d’archives suisses et françaises déclassifiées, le rapport offre d’importantes précisions sur la trajectoire de l’assassin de Moumié, William Bechtel, agent dormant expérimenté, déjà sollicité pour des covert actions au service du Sdece. Notre récit reconstitue, heure par heure, le scénario de cet empoisonnement perpétré dans un restaurant genevois, alors que Bechtel a réussi à approcher le leader upéciste en se faisant passer pour un journaliste. Sous mandat d’arrêt, Bechtel, protégé par divers soutiens militaire et politique, n’est arrêté que quinze ans plus tard : jugé en Suisse en 1980, il bénéficie d’un non-lieu. Le rapport caractérise la chaîne de décisions à l’origine de cet assassinat, par essence secret mais discuté par plusieurs acteurs, impliquant notamment des autorités françaises souhaitant protéger la viabilité du régime d’Ahidjo sur le long terme. Le rapport montre qu’il s’agit d’un assassinat politique impliquant la responsabilité du gouvernement français.

Insérées dans le contexte politique et diplomatique posé, les années 1958-1964 constituent aussi un tournant sur le plan militaire. Le rapport s’est en grande partie appuyé sur des archives militaires, notamment les dossiers de carrière des hommes au cœur du dispositif, sur les archives privées du général Max Briand mises à la disposition de la Commission ainsi que sur de nombreux témoignages, pour offrir une analyse précise du réinvestissement massif des troupes françaises dans la répression des mouvements d’opposition et notamment du « bras armé » de l’UPC, l’ALNK après janvier 1960.

Les violences atteignent leur paroxysme lors du premier semestre de l’année 1960, du fait de l’impératif fixé à l’armée française de réduire au maximum, avant les élections législatives d’avril 1960, la capacité d’action de l’ALNK sur le terrain. Les archives militaires ont permis de dresser un historique précis des maquis, soulignant les déplacements sur le terrain des groupes de combattant·es comme les rivalités croissantes entre leurs chefs. Les stratégies et tactiques des chefs au sommet du dispositif de l’ALNK ont pu être clarifiées, notamment les rôles de Martin Singap à partir de 1959 et d’Ernest Ouandié qui lui succède en 1961. L’originalité du rapport consiste à montrer que ces maquis ne se réduisent pas à l’ouest du Cameroun mais qu’ils persistent aussi en Sanaga-Maritime et dans le Nkam. Les groupes de combattant·es sont généralement dirigés par différents leaders entre lesquels les rivalités s’exacerbent : Martin Singap et Paul Momo dans l’ouest, Étienne Bapia et Makanda Pouth en Sanaga-Maritime. Ces actions armées s’étendent jusque dans les villes camerounaises, en particulier Douala qui voit se développer des stratégies de ‘guérilla’ urbaine, jusqu’ici moins bien étudiées : la Commission a pu éclairer le déroulé de plusieurs attaques menées contre des lieux où vivent les Européen·nes, la nuit du 27 juin 1959, le 30 décembre 1959 et en avril 1960 – des stratégies poursuivies jusqu’en 1961

La section souligne également la réaction des autorités françaises à cette recomposition de la lutte armée, en analysant les nouveaux dispositifs pensés à l’approche de l’indépendance qui constituent le cadre militaire dans lequel est menée la répression sur le terrain. L’un des principaux apports de la Commission est ici de proposer une chronologie institutionnelle des dispositifs mais aussi un récit non linéaire de l’implication militaire française, marquée par des hésitations entre 1958 et 1961 dont la manifestation la plus emblématique reste la succession de ces dispositifs d’exception. Le rapport montre ainsi que la période de novembre 1958 à avril 1959 marque un premier reflux de l’armée française dans l’ouest du pays : les nouveaux enjeux du « maintien de l’ordre » à l’approche de l’autonomie réfrènent l’administration et le gouvernement camerounais, qui se refusent à autoriser la reproduction des moyens militaires utilisés en Sanaga-Maritime par crainte qu’ils leur aliènent les élites et les populations locales en prévision de l’indépendance et des élections législatives qui doivent s’ensuivre. La situation mécontente les militaires français qui accélèrent leur repli dans les garnisons, mais la multiplication des actions armées de l’ALNK alimente la crainte d’une perturbation du processus de transition.

Les deux gouvernements s’accordent alors sur un réinvestissement de l’armée française dans l’ouest du Cameroun, où se déploient, à partir de janvier 1960, de nouveaux responsables militaires – dont les principaux sont le général Briand et les lieutenants-colonels Gribelin et Laurière entre février 1960 et janvier 1961. Leurs parcours sont l’objet d’une présentation inédite, qui souligne leur expérience partagée de l’Indochine, mais aussi et surtout de la guerre d’indépendance algérienne. Sous commandement français, mais sous l’autorité du gouvernement camerounais, les opérations militaires s’intensifient alors, au prix de milliers de vies humaines et d’un bouleversement global de la société rurale locale. Elles sont d’autant plus massives et brutales, qu’elles doivent permettre un désengagement rapide des nombreuses troupes françaises investies dans un pays désormais indépendant.

Notre travail propose également une approche inédite du rôle de la Mission militaire française (MMF) chargée d’organiser la création, la formation et l’encadrement de l’armée camerounaise. Tissant un historique précis de ce processus, elle souligne qu’il suscite des tensions entre Paris et Yaoundé, et surtout entre le général Briand et le général Sizaire, commandant de la Zone d’OutreMer (Zom) n°2, dont les archives, jusqu’ici peu étudiées, sont ici largement exploitées. Intervenant directement auprès du Premier ministre Debré, le premier s’évertue à ralentir le désengagement des troupes de la Zom n°2, puis à maintenir des unités dans l’ouest du Cameroun où elles continuent à participer aux opérations militaires jusqu’en janvier 1962. Le massacre de Tombel d’août 1961, dont le rapport révèle l’importance, amorce la fin de cet ultime investissement militaire français : ne restent plus, dès lors, que les coopérants de la MMF, le colonel Blanc, chef de l’armée camerounaise jusqu’en 1966, et les commandants Le Gales et Dumas, chargés d’encadrer les bataillons camerounais. Le rapport montre que leur influence est cependant progressivement mise à mal par la camerounisation de l’appareil militaire, soulignant la capacité croissante des cadres camerounais à agir en fonction de leurs propres intérêts, loin de l’image d’acteurs dominés unilatéralement par les coopérants français.

 

Après 1960, on observe une intensification des opérations conduites sur le terrain mais aussi dans les déplacements forcés de civil·es : l’analyse de leur histoire, et donc de celle des camps de « regroupement » dans l’ouest du Cameroun, est l’un des apports majeurs de la Commission. La troisième section déconstruit d’abord la rhétorique militaire qui les présente comme autant de « retours à la légalité » : bien loin d’être « volontaires », les populations sont contraintes de se « regrouper » dans des camps surveillés par l’armée, appuyée par l’administration locale. Cette partie dresse un historique précis de la pratique : elle en souligne ainsi les principales dynamiques, nomme les groupes sociaux concernés, propose un état des lieux du bouleversement introduit dans la répartition spatiale de la population – tout en soulignant que l’armée camerounaise s’en approprie progressivement la pratique, opérant des « regroupements » en Sanaga-Maritime et dans le Nkam.

Par ailleurs, le rapport revient en détail sur les stratégies d’encadrement des populations civiles, notamment la mise en œuvre d’une politique d’« autodéfense » : là encore, la section propose d’approfondir un récit chronologique jusqu’alors ténu, des premières expériences menées dans l’arrondissement de Mbouda, à leur généralisation dans les camps de « regroupement » de la région Bamiléké. Les « autodéfenses » jouent un rôle crucial dans la structuration et la surveillance de ces derniers, objet d’une sous-partie inédite dans le rapport de la Commission, qui pointe le rôle des militaires français grâce à de nouveaux témoignages recueillis par l’Institut national d’études démographiques (Ined) auprès des populations déplacées.

Ce texte rappelle aussi que l’élite des « autodéfenses » est enrôlée dans des unités supplétives – les commandos de la « garde civique », impliqués dans les opérations militaires. Leur histoire est mise en valeur pour mieux souligner le rôle crucial des officiers français, du capitaine Plissonneau, chargé de leur instruction, à l’administrateur Maurice Quezel-Colomb qui en encadre la formation « civique », en passant par les nombreux officiers de gendarmerie les dirigeant sur le terrain même après 1961. Le rapport montre que les « gardes » sont des acteurs majeurs de la guerre : ils développent des pratiques souvent arbitraires à l’égard des civil·es, notamment dans les camps de « regroupement » où leurs violences ont laissé une trace indélébile dans les mémoires collectives.

La Commission détaille enfin les violences commises au cours ou en marge des opérations militaires, contre les combattant·es et les civil·es, en soulignant notamment le mitraillage et le bombardement aérien d’habitations, particulièrement importants dans l’ouest du pays. L’étude des rapports émanant de l’armée de l’Air permettent de confirmer que le napalm n’a pas été utilisé au Cameroun mais que des cartouches incendiaires, particulièrement dévastatrices, ont été commandées par le général Briand et utilisées, notamment en avril-mai 1960. Elles provoquent des destructions et incendies de cases, sans qu’il soit possible de fixer un bilan exact du nombre de victimes. La Commission tient à rappeler que la mortalité de ces opérations reste conséquente : si le cumul des estimations militaires officielles permet d’évaluer le nombre de « combattant·es tué·es entre 1956 et 1962, période de plus forte implication des troupes françaises, à quelques 7500 individus, la prise en compte des victimes totales s’élève plus probablement à plusieurs dizaines de milliers de Camerounai·ses.

Dans ces violences, le rapport s’est intéressé à la traque des leaders les plus importants de l’ALNK comme Paul Momo et Jérémie Ndéléné qui sont tués tous les deux en novembre 1960. L’étude des archives militaires françaises et celle de la sous-préfecture de Mbouda ont permis de retracer que le premier est tué lors d’une opération menée à Bahouan par l’adjudant-chef français Raymond Bechet. Le second, Jérémie Ndéléné, est lui tué à Bamendjo dans une opération menée par le capitaine Plissonneau, deux opérations conduites sur le terrain par des cadres français et des auxiliaires camerounais.

Malgré nos recherches actives, il a été toutefois difficile d’approfondir certains événements sur lesquels la Commission avait à cœur de progresser, comme l’incendie du quartier Congo, à Douala le 24 avril 1960 : aucune nouvelle source n’a permis de confirmer la présence de militaires français, ni d’actions menées à leur demande. La répression française est également associée à des lieux traumatiques comme les chutes de la Metche, dans l’ouest, près de Bafoussam. L’étude du dossier de carrière du gendarme André Houtarde, retrouvé par la Commission, les témoignages de la famille de l’écrivain Jacob Fossi, ceux du chef Soukoudjou (roi des Bamendjou) et de Michel Clerget (fils du gendarme Jean Clerget commandant la brigade de Bafoussam) confirment néanmoins le fait que des prisonnier·ères, dont l’identité n’est pas précisée, y ont été jeté·es par des unités sous commandement français et qu’une opération de cette nature a eu lieu en septembre 1959.

Dans ces violences, le rapport s’est intéressé à la traque des leaders les plus importants de l’ALNK comme Paul Momo et Jérémie Ndéléné qui sont tués tous les deux en novembre 1960. L’étude des archives militaires françaises et celle de la sous-préfecture de Mbouda ont permis de retracer que le premier est tué lors d’une opération menée à Bahouan par l’adjudant-chef français Raymond Bechet. Le second, Jérémie Ndéléné, est lui tué à Bamendjo dans une opération menée par le capitaine Plissonneau, deux opérations conduites sur le terrain par des cadres français et des auxiliaires camerounais. Malgré nos recherches actives, il a été toutefois difficile d’approfondir certains événements sur lesquels la Commission avait à cœur de progresser, comme l’incendie du quartier Congo, à Douala le 24 avril 1960 : aucune nouvelle source n’a permis de confirmer la présence de militaires français, ni d’actions menées à leur demande.

À la vue de l’intense répression déployée sur le terrain, entre 1958 et 1965, et des traumatismes toujours présents dans les mémoires locales, la Commission s’est interrogée sur l’emploi du mot « génocide » en confrontant sa définition et sa jurisprudence aux arguments développés par des acteurs de l’époque et des ouvrages contemporains, pour qualifier cette période de la répression militaire. Si la Commission ne dispose d’aucune compétence juridique pour qualifier de ces pratiques de « génocidaires », il est indéniable que ces violences ont bien été extrêmes car elles ont transgressé les droits humains et le droit de la guerre.

Entre interdépendance et émancipation : quelles influences françaises dans la répression des mouvements d’opposition au Cameroun entre 1965 et 1971 ?

La quatrième et dernière section insiste sur la reconfiguration, entre 1965 et 1971, des relations d’interdépendance entre la France et le Cameroun, ici perçues au prisme des enjeux politiques, diplomatiques et militaires liés à la continuité de la répression des mouvements dits d’opposition au régime du président Ahidjo. S’il a été impossible de mobiliser la plupart des archives camerounaises postérieures à 1964, les recherches menées par la Commission ont permis de réunir, en quantité et en valeur suffisamment conséquentes, d’autres sources alternatives, dont les écrits de coopérants militaires ou les archives privées de l’ambassadeur Francis Huré, pour aborder empiriquement cette vaste question encore largement méconnue. Cela a permis de restituer la complexité de cette interdépendance, pour souligner autant la capacité d’influence de la France au Cameroun que ses limites croissantes.

Cette section se concentre d’abord sur l’évolution de la coopération militaire, qui conduit à la création de l’Assistance militaire technique (AMT) en 1965. Elle étudie le parcours de ses principaux acteurs afin de situer leur influence réelle au sein de l’armée camerounaise : celle du colonel Blanc, que le président Ahidjo s’emploie à conserver comme conseiller alors qu’il est rappelé en France dans un moment de rupture, à celles de coopérants moins connus. Ainsi, le rapport pointe le rôle essentiel du colonel Desgratoulet auprès du ministre des Forces armées, ou des colonels Renan et Varney, conseillers de l’ambassadeur de France, dont l’action permet notamment d’assurer l’équipement matériel des unités camerounaises. Le rapport quantifie cette aide et les voies qu’elle emprunte pour alimenter l’effort de guerre camerounais. Il montre ainsi que la fourniture d’équipement militaire dépend à la fois d’une procédure « normale » fixée par les accords de 1960, mais aussi de cessions plus exceptionnelles, assurées par l’entremise des réseaux d’acteurs reliant Ahidjo à Jacques Foccart via l’ambassade – et ce, au détriment, des positions du ministère de la Défense nationale, Pierre Messmer. L’installation du « second front » de l’ALNK sur la frontière congolaise, épisode encore peu connu que cette section vient éclairer, en souligne tous les enjeux : des combattant·es upécistes s’installent à l’arrière de la frontière sud, sous l’impulsion de Castor Osendé Afana et avec l’appui potentiel du régime d’Alphonse Massamba-Débat à Brazzaville, à compter de 1965.

Si, pour Ahidjo, ce soutien français est nécessaire à la répression de l’opposition, le gouvernement français entend, en retour, favoriser ce partenaire africain afin d’assurer ses débouchés commerciaux et industriels ou de lui imposer un certain conformisme diplomatique à l’égard de ses propres positions à l’Onu. Si la contrainte française pèse sur la latitude d’action du président camerounais, cette partie souligne aussi la capacité de ce dernier à instrumentaliser l’interdépendance pour obtenir le matériel dont son armée a besoin, mettant à profit un contexte postcolonial qui l’a consacré au sommet de l’État, il n’hésite pas à faire planer sur l’influence française, la menace des effets délétères que pourraient avoir la fragilisation de son pouvoir personnel. S’il obtient souvent satisfaction, notre récit montre l’issue fluctuante de ses tentatives à l’égard d’un partenaire qui n’est pas toujours à même de lui fournir l’aide militaire souhaitée, ni d’ailleurs enclin à le faire, ce qui favorise la recherche d’autres fournisseurs. Cette dimension stratégique des acteurs camerounais, dont la section souligne qu’elle s’accentue à tous les échelons avec la camerounisation de l’appareil militaire, réduit in fine l’influence française – sans jamais la faire disparaître.

Néanmoins, le rôle et la responsabilité française dans la répression des mouvements d’opposition perdurent après 1965. Outre le fait que des coopérants militaires soient maintenus, à la demande d’Ahidjo, à des fonctions de commandement au sein de la marine et de l’aviation, le personnel de l’AMT joue un rôle crucial en assurant directement la formation des cadres subalternes et supérieurs dans les écoles militaires du Cameroun, puis en organisant leur perfectionnement par des stages en France. Le rapport souligne le rôle de ces réseaux d’enseignement sur les représentations des officiers et hauts-fonctionnaires camerounais, pour qui la DGR constitue un incontestable legs colonial. Enracinée dans la pensée stratégique de l’armée nationale au moment où celle-ci se construit, elle en vient à constituer l’un des fondements doctrinaux du régime d’Ahidjo. Chiffres à l’appui, il démontre la routinisation d’une répression envers la société : l’encadrement des civil·es constitue un enjeu constant pour le pouvoir camerounais, qui recourt aux déplacements forcés, ou à des campagnes d’« action psychologique » à destination des populations déjà « regroupées ». Cette section montre que ce legs s’accompagne aussi d’une réappropriation et d’une adaptation par le régime Ahidjo menant des « campagnes antiterroristes » qui, si elles s’inspirent des précédents français, ont aussi un caractère original et une ampleur inédite.

Les témoignages rassemblés par la Commission permettent par ailleurs de souligner la violence de cette répression, que l’ambassade de France relève tout en soutenant le renforcement du régime autoritaire d’Ahidjo. Elle a bien conscience que la guerre contre l’UPC constitue désormais un prétexte sécuritaire employé par un régime allié pour se maintenir : l’essentiel reste de maintenir les conditions d’une interdépendance garantissant l’influence française. Le gouvernement français en approuvant, soutenant et conseillant un État autoritaire s’est placé en contradiction avec ses valeurs républicaines, démocratiques et de respect du droit humanitaire.

Ainsi, les opérations militaires ont bouleversé le peuplement rural camerounais. Les lieux vers lesquels l’armée française a déplacé de force, entre 1958 et 1961, des centaines de milliers de Camerounais·es, en Sanaga-Maritime et en région Bamiléké, ne disparaissent pas avec le départ des troupes militaires. Leur maintien constitue un problème économique et social pour le gouvernement camerounais qui privilégie, dans les faits, la « lutte antiterroriste » au développement économique et social. Notre recherche a permis d’esquisser le quotidien des camps de « regroupement », qui pour la plupart se maintiennent jusqu’à la fin de la répression des maquis au début des années 1970. Ils imposent alors aux civil·es des conditions d’existence particulièrement précaires : « déracinement », perte des moyens de production, insuffisance des ressources vivrières, misère et précarité, promiscuité et insalubrité – surmortalité et introduisent également une transformation plus durable du peuplement rural.

Enfin, cette quatrième section traite de l’ultime épisode de la guerre contre l’UPC, au prisme d’une approche novatrice des procès de Yaoundé et particulièrement de ceux d’Ernest Ouandié et Albert Ndongmo en janvier 1971. Elle repose sur l’utilisation approfondie de sources originales, provenant notamment du « fonds Foccart » et des archives du Comité international de défense d’Ernest Ouandié (Cideo), ou des témoignages d’acteurs de premier plan – notamment Mathieu Njassep – mettant en valeur l’intrication des procédures judiciaires, des tractations diplomatiques et des mobilisations internationales. A contrario des accusations évoquant « la main de la France » derrière cette affaire, le récit précis des événements permet de souligner l’absence de responsabilités françaises dans l’arrestation, le procès et l’exécution du dernier grand leader de l’ALNK. La Commission offre même une analyse circonstanciée des luttes d’influence auxquelles se livrent les différents services français, alors divisés en deux blocs. D’un côté, le ministère de la Justice, René Pleven, le ministre des Affaires étrangères, Maurice Schumann et la présidence de la République française, sont favorables à l’organisation d’un procès équitable permettant de respecter les droits de la défense et à l’abandon des exécutions capitales.

De l’autre, la direction des Affaires africaines et malgaches et l’ambassade de France à Yaoundé se retranchent derrière le respect de la souveraineté camerounaise et le principe de non-intervention. L’analyse des négociations et des tractations souligne l’influence prépondérante de ce second bloc autour du président Ahidjo, auprès de qui l’ambassadeur, Philippe Rebeyrol, joue les porte-voix en particulier autour de la question des avocats de la défense, soumis à des pressions de la part du régime camerounais : tous sont commis d’office par peur d’être associés à l’affaire pour laquelle ils plaident. Une affaire, dont cette quatrième section souligne également l’écho international, tant du fait de la mobilisation pour un procès juste et équitable, ainsi que son instrumentalisation par Ahidjo, afin de marquer davantage encore son indépendance à l’égard de la France, en faisant peser notamment la menace d’une révision de la convention judiciaire et plus largement des accords de coopération de 1960. Elle survient d’ailleurs dès 1972, soulignant un reflux de l’influence française au Cameroun.

Enfin, cette dernière section propose une réflexion sur les échos de cette affaire, au-delà des bornes chronologiques imparties à la Commission, pour bien souligner que ces procès ne mettent pas un terme à l’interdépendance franco-camerounaise en matière de répression. Celle-ci a des répercussions sur le territoire français, du fait de la volonté du régime Ahidjo de contrôler les Camerounais·es présent·es en France, qu’il estime potentiellement enclin·es à verser dans l’opposition. Reste qu’en la matière, ses pressions diplomatiques ne jouent pas en sa faveur, et le rapport entend souligner ici le positionnement nuancé des autorités françaises : les hésitations à l’égard de l’expulsion d’Abel Eyinga, potentiel candidat à l’élection présidentielle, soulignent à la fois la volonté française de ne pas menacer la préservation des relations d’indépendance, mais aussi celle de faire primer l’État de droit.

La censure de l’ouvrage de l’écrivain et enseignant Mongo Beti, Main basse sur le Cameroun, publié en 1972, illustre une même logique que retrace le rapport. Demandée par le gouvernement camerounais, elle illustre les concessions faites par les autorités françaises. Celles-ci, divisées sur les modalités de la censure, acceptent de faire interdire la publication considérée comme « étrangère » après avoir contesté la nationalité française de l’auteur. Lancé dans une bataille judiciaire de près de quatre ans, Mongo Beti fait face à diverses pressions politiques, médiatiques et administratives qui, de manière paradoxale, font le succès de son pamphlet. Sa nationalité française reconnue in fine par un tribunal en 1976, Main basse sur le Cameroun est de nouveau autorisé, signe d’une répression française moins marquée que ne l’auraient souhaitée les autorités camerounaises.

Nous espérons que ce rapport pour lequel nous avons travaillé, à partir d’une historiographie déjà riche, avancé de nouvelles analyses, exploré de nouvelles archives, publiques et privées, camerounaises et françaises, soit utile à toutes celles et ceux qui ignoraient, et ils et elles sont nombreux.ses, notamment en France, ce triste passé colonial, partagé avec le Cameroun. Mais nous souhaitons également qu’il offre une base solide pour celles et ceux qui souhaiteraient poursuivre des études sur les relations entre la France et le Cameroun ou sur l’histoire du Cameroun et plus généralement sur l’histoire coloniale de la France. Nous nous félicitons aussi qu’il ait pu être produit, quelle qu’ait été la violence de ce passé, par une équipe franco-camerounaise dans un esprit d’entente et d’amitié.

 

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